CHAPITRE XXXII
PLAINE DE THARSIS, MARS

Amanda dévisagea Konstantin à travers sa visière. Est-ce qu’il plaisantait ? Non, il n’était pas cruel, et ce n’était pas drôle, en plus… son père…

Konstantin coda manuellement des données sur son émetteur. « Je faire message pour arriver à ton récepteur, Ah-man-dah… c’est très long ! Non, c’est deux sections de données avec cryptages différents… Je ne comprends pas…»

Amanda non plus, assurément, mais si cela avait été le cas, toute compréhension se serait volatilisée à l’instant même. La voix de son père résonnait dans ses oreilles :

« Amanda et Sudie et Carol, ici Tom. Papa. Je suis rentré, mes chéries, je suis de retour dans le système solaire. »

« Papa ! » cria tout haut Amanda, sans même s’en rendre compte. Mais quelque chose n’allait pas dans la voix de son père : elle était faible et hésitante, comme s’il était malade.

« J’aimerais vous voir, mais je ne sais pas si je pourrai arriver jusqu’à Mars ou à la Terre. L’amiral Pierce ne va pas aimer ce que j’ai fait, et j’ignore ce que je vais devenir. Il a tenté de déclencher les deux artefacts sur le nombre premier treize près du monde d’origine des Faucheurs, avec pour résultat la fermeture progressive de tous les tunnels spatiaux. Environ cinq heures après que vous aurez reçu ce message, le tunnel #1 aura disparu pour toujours. Je suis du côté Sol du tunnel, mais je suis salement blesséDe toute façon l’amiral Pierce ne va pas nous laisser… mais écoutez-moi, ce n’est pas ce que je veux que vous reteniez. Retenez plutôt que je vous aime toutes les trois, et que je vous aimerai toujours, pour l’éternité. »

Sa voix avait faibli jusqu’à n’être plus qu’un murmure.

« Carol ou Kristen, détruisez le disque dur sur lequel vous avez reçu le message, et nen dites jamais rien à personne. Je ne veux pas vous mettre en danger, vous aussi. Vous comprenez ? Adieu pour le moment…»

« Non ! Non ! cria Amanda.

— Professeur Capelo penser qu’il mourir – pourquoi ? Pas logique, dit Konstantin.

— Parce que l’amiral Pierce va le tuer ! cria Amanda, hystérique. L’amiral Pierce n’est pas le type bien que tu crois ! Il va tuer Papa ! »

Konstantin voulut attraper la fillette, mais elle le repoussa violemment et se mit à courir comme une folle, sans regarder dans quelle direction, sans s’en soucier. L’amiral Pierce allait tuer son père… Pour elle, c’était en train de se transformer en certitude, en horrible fait… je vous en prie Seigneur, Dei volente…

Konstantin la rattrapa, la serra contre lui. « Pas courir, Ah-man-dah ! Si tu tomber, ton combinaison se déchire !

— Ça m’est égal ! Je veux mourir, moi aussi ! Laisse-moi, oh laisse-moi partir non non non Papa…»

Il la tenait fermement, sans prendre garde aux efforts d’Amanda qui se démenait pour se dégager. Finalement, il rajouta : « Deux messages. Écoute l’autre message, Ah-man-dah !

« Kristen, Martin, c’est Marbet Grant » retentit dans le récepteur d’Amanda ; elle arrêta de se débattre, se figea. « Je suis avec Tom. Ci-joint un dossier crypté concernant tout ce qui nous est arrivé dernièrement, y compris les actions héroïques de l’amiral Pierce. J’envoie ceci au moment même où nous franchissons le tunnel #1. Ou plutôt, je me suis arrangée pour que Lyle l’envoie sans le savoir. Il a beaucoup de choses à gérer pour l’instant…» Marbet hésita, se reprit.

« Il est d’une importance vitale que vous retransmettiez ce message immédiatement, à tous les médias d’information importants sur Mars et la Terre. Vous navez probablement pas plus d’une heure pour le faire. Peut-être moins. Retransmettez ce message absolument tel quel. Les gens doivent savoir que l’amiral Pierce a empêché les Faucheurs de détruire le tissu de l’espace. C’est un grand héros. Retransmettez tout de suite ce message au maximum de gens possibles. D’autres messages en provenance du tunnel et à destination de Mars suivront peut-être celui-ci, mais ils ne diront pas la vérité. À mon avis il ne vous reste pas plus d’une demi-heure après réception de ce message. Retransmettez-le tout de suite ! »

« L’amiral Pierce… Elle dit qu’il est héros ! Mais professeur Capelo dit Pierce va tuer ton père ! s’exclama Konstantin.

— Oui !

— Pas logique, ça !

— Si, ça l’est ! Marbet dit ça parce que… Je ne sais pas pourquoi ! Mais Papa dit la vérité ! L’amiral Pierce va le tuer !

— Amiral Pierce est pas dans le système solaire. Tu te souviens ? »

Et soudain Amanda se souvint. Tante Kristen s’essuie les mains dans le torchon à vaisselle puis retourne à la cuisine pour préparer le dîner – c’était il y a seulement quelques heures. Amanda la suit, énervée parce que Konstantin ne propose jamais d’aider à la cuisine. Il est assis, il écoute les nouvelles, et Amanda écoute à moitié ; elle met la table, fait chauffer de l’huile végétale, nettoie un cœur de laitue génémod. Un avatar présentateur dit que l’amiral Pierce a fait… quoi ? « Un séjour sans précédent à l’extérieur du système solaire, en raison d’une urgence militaire. Les spéculations sont que l’amiral va mener une campagne secrète à la tête des flottes de l’armée de l’autre côté du tunnel spatial #1, et peut-être également au-delà d’autres tunnels…»

Amanda se sentit soudain prise de vertige.

Elle ne pouvait pas faire ça. Ou peut-être que si ?

« Konstantin, combien de temps a mis ce message pour… Qu’est-ce que tu fais ?

— Je prends message de ton père de l’émetteur pour faire copie. Pour laisser ici, sous les rochers de Mars, tu venir prendre plus tard. Message de Marbet Grant, je transmets. Elle dit retransmettre. Mais nous sauvegarder message de ton père pour que tu le garder toujours ! »

Il sortit un cube de données de l’émetteur, prit la main d’Amanda et l’entraîna à sa suite. Il se baissa et poussa le cube de données sous un tas de cailloux rouges et noirs, puis la traîna de nouveau vers l’émetteur.

« Maintenant je retransmets message de Marbet Grant. Les soldats, ils pister le message, oui ? Ils prendre mon émetteur. Oui, c’est sûr. Pas beaucoup de temps ! »

Prendre l’émetteur. Ses mots renforcèrent la détermination d’Amanda. Cette idée était insensée, mais… il lui fallait cet émetteur !

« Constantin, dit-elle en parlant aussi vite que possible tout en essayant de rester compréhensible, combien de temps reste-t-il avant que le tunnel #1 se ferme ? Mon père a dit cinq heures, mais si tu envoies un message maintenant, je veux dire, si tu envoies un message vers le tunnel, y parviendra-t-il avant la fermeture du tunnel ? Oui ? »

Il ouvrit de grands yeux : « Oui. Le temps de transmission est… je pense fort… penser quelle distance est le tunnel de l’orbite de Mars… peut-être quatre heures et dix minutes. Mais, Ah-man-dah, si ton père être blessé…

— Il n’est pas blessé ! Ou plutôt… J’en sais rien ! Mais je sais que l’amiral Pierce va le tuer !

— Mais… Si amiral Pierce tuer professeur Capelo, ton père pas reçu ton message !

— Je sais. Je sais bien. » Ses mains se contractaient toutes seules sur les bras du garçon ; elle semblait incapable de les garder immobiles, et se rappela soudain la façon dont l’amiral Pierce crispait ses mains aux longs doigts à Lowell City. Un homme affreux, horrible…

« Ce n’est pas à mon père que je veux envoyer mon message.

— Alors qui… regarde, un tout-terrain. Il venir chercher nous.

— Baisse-toi ! » Elle l’entraîna au sol, qu’elle sentit complètement gelé à travers sa combinaison. Ils pourraient les retrouver tous deux grâce à leur signature thermique ; même Amanda le savait. Il ne lui restait pas beaucoup de temps. Konstantin ramassa un caillou bien lourd et ramena son bras en arrière pour le projeter sur l’émetteur. Amanda s’agrippa à lui : « Ne fais pas ça !

— Mais ton père dit détruire…

— Je sais ce qu’il a dit. Mais attends juste une minute, Konstantin. Konstantin… est-ce que tu m’aimes ? »

Il la dévisagea avec étonnement. « Oui !

— Donc tu feras tout ce que je te demanderai ? Pour sauver mon père ?

— Oui ! » Puis, plus prudemment : « Faire quoi ?

— L’amiral Pierce est de l’autre côté du tunnel spatial #1, qui va se fermer dans moins de cinq heures. Tu m’as dit, tu n’as pas arrêté de me dire, tu m’as dit…» Elle n’arrivait pas à mettre de l’ordre dans ses pensées, à les faire défiler en rangs bien nets. Ses mains tiraient sans arrêt sur les bras du garçon. Le tout-terrain surgit au-dessus de l’horizon obscur, ombre mouvante contre le ciel.

«… m’as dit que ton père a des avisos partout. Et que tu as les codes pour les envoyer où tu veux. Envoie un aviso des Entreprises Ouranis à travers le tunnel pour dire à l’amiral Pierce que ton père lui conseille de rester de l’autre côté du tunnel pendant encore quelques heures ! »

À travers la visière de Konstantin, une faible lumière éclairait l’intérieur du casque ; il plongea ses yeux sombres dans ceux d’Amanda. Il avait l’air différent. Pas le garçon qui lui tenait la main, qui l’embrassait, qui lui parlait dans son anglais tendre et amusant… Il n’avait pas l’intention de faire ce qu’elle lui demandait. C’était de toute façon une idée stupide, une idée insensée…

« Amiral Pierce tuer ton père. Professeur Capelo a dit, je croire lui. Personne doit tuer grand scientifique. Scientifiques sont très grands, plus grands que amirals. Mon père pas penser ça. Je penser ça. »

Elle ne savait pas quoi dire ; elle avait peur de l’interrompre.

Konstantin s’assit, tripota l’émetteur légèrement cabossé. Il tapa un code et se mit à parler en grec. Le ton de sa voix surprit Amanda, qui écoutait la conversation sur le canal privé. Ce n’était pas la même voix. Plus profonde, plus dure… plus âgée.

Elle n’avait aucune idée de ce qu’il était en train de dire.

Le tout-terrain tourna soudain dans leur direction, délibérément. Ils avaient capté leur signature thermique.

Konstantin parlait vite. À la fin il cria presque, cassant, puis coupa la transmission. Amanda s’écarta de lui, brusquement effrayée. Mais un instant plus tard il était de nouveau le jeune Konstantin, et il la remit debout, le bras tendrement passé autour de sa taille.

« Je dire que…» un mot en grec. Elle le regarda sans comprendre. Il refit une tentative : « Je dire beaucoup personnes faire du mal à l’amiral. Il pas aller dans système solaire avant mon père dire oui. Pour sa sécurité.

— Tu as raconté à l’amiral Pierce qu’il y avait une conspiration, dit Amanda. Une… une révolution comme celle pendant laquelle il a tué l’amiral Stefanak. Sauf que cette fois c’est contre lui, et ton père lui conseille d’attendre avant de revenir. C’est ça ?

— Oui, splendide », approuva Konstantin, et Amanda se sentit de nouveau prise de vertige. L’amiral Pierce allait-il vraiment écouter M. Ouranis et rester de l’autre côté du tunnel jusqu’à ce qu’il se referme ? Peut-être, mais seulement s’il ignorait que le tunnel allait se fermer. Le savait-il ? Allait-il écouter M. Ouranis ?

Qui était vraiment Konstantin ?

Qui était-elle vraiment, à donner des directives à un amiral ?

« Dis rien, Ah-man-dah », lui chuchota-t-il férocement. Le tout-terrain les avait presque rejoint. « Message de ton père est dans émetteur encore. Et ils pister le message quand même, mais pas trop tôt, je pense. Peut-être. Appareils de mon père volent vite.

— Mais…

— Dis rien aux gens dans le tout-terrain ! » rajouta Konstantin ; et la main levée en guise de salut, il sourit aux silhouettes en combinaison qui se précipitaient vers eux.

 

Des soldats. De nouveau. Cette fois-ci, ils ne l’emmenèrent pas à Lowell City, mais les conduisirent, elle et Konstantin, chez tante Kristen. Tous quatre – Amanda, Konstantin, oncle Martin et tante Kristen – furent entassés dans le débarras, seule pièce de l’appartement ne disposant pas d’une connexion. Les soldats étaient très polis. Était-ce à cause de Konstantin, qui leur avait révélé son nom ? Mais avant cela, ils avaient été polis avec Amanda, également. C’était à vous donner la chair de poule.

Elle s’adressa à oncle Martin, coincé à côté d’elle : « Avez-vous reçu le message de Marbet ? »

Il posa un doigt sur ses lèvres : Ne dis rien. On les surveillait ? Dans un débarras ? Malgré tout, elle fit oui de la tête.

Tante Kristen empilait des boîtes les unes sur les autres, poussait des objets sur des étagères déjà surchargées. « Si on n’avait pas autant de cochonneries… Martin, je t’ai dit l’année dernière que nous devions nous débarrasser de ces vieux livres… Voilà. Maintenant je crois qu’il y a assez de place pour qu’on puisse au moins tous s’asseoir. »

C’était effectivement le cas, mais tout juste. Amanda, bloquée près de Konstantin, s’en moquait.

Il l’avait vraiment fait. Envoyer le message aux avisos de son père. Pour elle.

Tante Kristen se pencha en avant. Amanda ne put voir ce qu’elle faisait, mais sa tante lui passa subrepticement un minuscule bout de papier arraché de l’un des vieux livres. Dessus, tante Kristen avait écrit : NOUS AVONS REÇU LE MESSAGE ET L’AVONS ENVOYÉ À LA CHAÎNE D’INFOS.

Amanda fit oui de la tête et passa le bout de papier à Konstantin, qui fronça les sourcils en le regardant. Elle se souvint alors qu’il ne savait pas lire l’anglais. Faisant semblant de caresser les cheveux d’Amanda, tante Kristen arracha le message à Konstantin et l’avala tout de suite après.

Amanda gloussa.

Tante Kristen la regarda d’un air sévère, mais moins sévère que les réprimandes que s’adressait la fillette. À quoi pensait-elle… Glousser ! Alors qu’ils étaient emprisonnés ici et qu’ils allaient peut-être mourir ! Et Papa qui allait être tué !

Tante Kristen avait envoyé toute l’histoire aux gens des infos. Quelle que fut cette histoire. Quels que fussent les propos de Marbet. Cela les protégerait peut-être. Et Konstantin avait demandé aux avisos de son père de convaincre l’amiral Pierce de rester de l’autre côté du tunnel spatial…

Comment un tunnel pouvait-il se fermer ? Amanda n’en avait aucune idée. Mais son père disait que c’était en train de se produire. Oh, ferme-toi vite, ferme-toi avec l’horrible amiral Pierce de l’autre côté !

« Quelle heure est-il ? » demanda-t-elle tout haut. C’était une question plutôt innocente. Les soldats leur avaient pris leurs montres, leurs telcoms, leurs bijoux.

« Dix heures et trente, je penser », répondit Konstantin en lançant un regard à la fillette.

Dix heures trente. À quelle heure Konstantin avait-il envoyé le message ? Amanda l’ignorait. Quatre heures et dix minutes avant que le message n’atteigne Mars, avait-il expliqué. À l’école, elle avait appris que la vitesse de la lumière était de trois cent mille kilomètres par seconde. Elle essaya de faire le calcul pour évaluer à quelle distance se trouvait son père, mais échoua. C’était trop dur de se concentrer.

Combien de temps allait-on les garder dans ce stupide débarras ?

La nuit s’écoulait lentement. Oncle Martin parlait : il récitait un vieux poème, probablement tiré de ses cours de littérature anglaise. Amanda n’écoutait pas. La somnolence la guettait, mais comment aurait-elle pu dormir dans des circonstances pareilles ? Quelle crétine elle faisait ! Mais elle était si fatiguée…

 

« En ce lieu où le monde est paisible

En ce lieu où tout souci semble

Turbulence de vents morts, de vagues écroulées

Dans les songes incertains des songes »,

 

récita oncle Martin, puis, plus tard, « Et de tout, hors le sommeil [[7]]. »

Amanda ne se réveilla vraiment qu’une seule fois. Elle était affalée contre Konstantin, la tête et les épaules presque affaissées sur les genoux du jeune homme. La lumière du réduit grilla ou quelqu’un l’éteignit, et elle sentit Konstantin lui caresser la poitrine. Amanda se réveilla d’un seul coup.

Elle se redressa précipitamment, sans réfléchir. Il n’y avait pas assez de place pour s’enfuir. À sa droite, tout près de sa tête, l’oreille de son ami. Elle se rapprocha le plus possible, sentit le sang lui monter au visage, et désespérée, murmura :

« Konstantin, non, s’il te plaît… Je n’ai que quatorze ans ! »

Amanda Capelo éclata en sanglots.